Cette histoire est extraite du récit : La Terre des Kakutos, qui n’est pas encore paru sur le Café.
Merina arrangea soigneusement le noeud dans mes cheveux, comme elle le faisait toujours.
Merina était la meilleure pour les coiffures sophistiquées.
– Tu crois que papa et maman seront rentrés à temps ?
– Oui, bien sûr. Ils seront parfaitement à l’heure pour ton anniversaire, ma petite fleur dorée.
– Et ma petite soeur, quand est-ce qu’elle va naître ? Je ne veux plus être toute seule !
– Bientôt, ma jolie, bientôt. Mais attention ! Il pourrait s’agir d’un garçon !
– Ah non ! Je veux une soeur moi !
– On verra bien. En attendant, descendons au grand patio, attendre sagement le retour de tes parents.
*****
Comme j’étais stupide, à quatre ans. Et comme le malheur peut frapper vite, même lorsque tout semble être sûr et sécurisé.
Les flocons qui tombaient du ciel semblaient immaculés dans la nuit noire. Recroquevillée dans leur tapis encore chaud, je repassais en boucle ces souvenirs dans ma tête.
Oublier la réalité.
Ce n’était pas moi, l’aînée d’une famille de sept enfants, ruinée, recluse sur un minuscule morceau de terre. Ce n’était pas moi qui voyait mon père envoyer mes six frères en bas âge mendier avec notre mère, le long des chemins et des routes qui longeaient le village.
Ce n’était pas moi qui travaillais douze heures par jour chez un artisan du coin, pour aider ma famille.
Ce n’était pas mon argent que papa utilisait pour aller boire l’eau maudite qui enchaîne en promettant de tout résoudre.
*****
– Papa, papa, regarde la nouvelle tenue que Merina a brodé pour moi !
Je tournais très vite pour bien faire flotter la jolie jupe cousue de fil d’or.
Mon papa applaudit en riant.
– Ma si mignonne petite princesse, murmura-t-il à mon oreille en me prenant dans ses bras. Seulement quatre ans, et déjà le plus beau miracle que la terre ait jamais porté.
*****
Papa avait regardé sa mignonne fillette ce matin également, de ses yeux gonflés, cernés, songeurs.
Elle avait reprisé ses haillons du mieux qu’elle pouvait. Il fallait que cela reste décent pour le travail.
La journée se déroula sans accroc, à son plus grand soulagement ; son employeur était relativement satisfait de ses efforts.
Mais comme tous les soirs, le plus dur était le retour à la maison.
Parfois, les cris de maman fendant le ciel rougi par le crépuscule étaient perceptibles à un bon demi-kilomètre.
Mais ce soir-là, rien, à part un silence rempli d’espoir.
Auraient-ils un dîner tranquille pour la première fois ?
*****
En ce temps-là, on allumait des milliers de bougies. Merina faisait son meilleur ragoût de viande. Papa, Maman et moi mangions en riant.
Si je me force un peu, je peux encore entendre l’éclat de leur voix pleine de bonheur et d’opulence.
*****
– Ma petite fille chérie ! S’écria le père envoyant sa fille passer la porte vermoulue. Donne-moi l’argent. Allez !
Comme tous les soirs, elle tend la main, l’ouvre, fait sonner les pièces sur la table rongée et moisie. La somme habituelle.
– Ce n’est pas assez, ronchonne l’homme.
Elle rentre immédiatement la tête dans les épaules. Malgré la pénombre, elle avait vu les corps de ses frères, inertes, respirant à peine, étendus contre les murs.
Ils étaient couverts de bleus.
– Je t’ai trouvé un bien meilleur travail, ma fille.
– S’il te plaît, chéri… Supplia Maman en se jetant à ses pieds. Ne fais pas ça !
Il la gifla d’un geste à la fois rude et routinier. Elle se retrouva prostrée au sol.
– Tu seras payée deux fois plus, et tu n’auras pas à abîmer tes jolies mains. Les gens viendront de loin pour la beauté de ton corps.
Il s’avança vers elle. il la mettait mal à l’aise.
*****
J’avais beau rappeler les beaux souvenirs, ils ne venaient plus.
Restez, éclats dorés, odeurs savoureuses, étoffes moelleuses ! Non… Partez, mais s’il vous plaît, laissez-moi l’amour.
Laissez-moi l’amour…
*****
Une seconde fois, ma mère se précipita entre lui et moi.
Cette fois, d’un coup de poing, il la fit valser à l’autre bout de la pièce.
Elle passa devant la fenêtre ; la pâle lueur de la lune me révéla sa chair, bien plus meurtrie que d’habitude.
Je n’eus pas le temps, ou peut-être la force de dire quoique ce soit. Il se jeta sur elle, calmement mais avec vigueur, et recommença à la frapper, le visage tranquille.
Pétrifiée, je sentais les larmes couler sur mes joues.
– Arrête, Papa, et je ferai ce que tu voudras. Je ferai tout ce qu’on me demandera, déclarai-je, la gorge serrée.
Il eut un petit rire léger mais poursuivit sa besogne.
De mes doigts tremblants, j’ôtai tous mes haillons, les uns après les autres.
– Regarde, Papa, c’est moi, ta jolie petite fille. Regarde mon corps.
J’étais prête à tout pour qu’il la laisse, pour qu’il la lâche à temps.
Il se tourna vers moi, les yeux brillants.
J’eus un haut-le-coeur. Tout tournait autour de moi. Je voulais me réfugier dans mes jolis souvenirs…
J’émergeai, un peu plus tard. J’ai découvert le corps sans vie de mon père, transpercé de plusieurs coups de couteau, encore tiède.
Ma mémoire ne savait rien de ce qu’il s’était produit.
Ma mère se leva avec difficulté. Elle m’ordonna de me rhabiller, d’aider mes frères à se lever, de sortir jouer devant la maison. Elle referma la porte derrière nous.
Au bout d’une heure ou deux, une douce odeur de viande mitonnée commença à s’échapper vers l’extérieur.
Cela faisait plusieurs années que je n’avais mangé que des herbes et des racines ; par ailleurs, depuis quelques jours, notre estomac était vide. Mes frères commençaient à s’exciter à l’idée d’un vrai repas.
Elle nous proposa finalement de rentrer.
Les jeunes, affamés, se précipitèrent à l’intérieur, vers ma mère, souriante.
Je sentais bien que j’étais la seule à remarquer son regard vide, déshumanisé.
Le corps de mon père avait disparu.
La pièce était rangée, comme si rien ne s’était passé.
Au fond de moi, j’ai senti que nous avions atteint un point de non-retour. Que c’était la fin. Que nous sombrions à corps perdu dans un malheur inéluctable.
Personne ne serait plus jamais heureux.
J’étais consciente, cette fois, lorsque je sortis de la maison, inspirai un grand coup, marmonnai les paroles macabres qui me venaient spontanément.
Je levai les bras. Des flammes, sorties de nulle part, grandirent jusqu’à envelopper toute la maison, dansaient vers le ciel en un immense feu de joie. Personne ne cria.
Je me suis forcée à tout regarder, fixer les éclats d’or et de pourpre s’agiter, presque sans jamais cligner des yeux, jusqu’à ce que le feu , repu, après avoir tout rongé, s’assoupit en laissant retomber ses poussières d’étoiles.
Alors, à ce moment là, je rentrai à la maison m’allonger parmi les miens, dans la douce chaleur du foyer.
Je me souvins. Je me souvins alors du prénom que m’avait donné mon Papa quand je suis venue au monde.
Un prénom que personne n’avait utilisé depuis la Disgrâce. Un prénom qui m’avait échappé depuis longtemps déjà, mais qui venait de revenir, alors même que mon esprit aliéné remplissait l’espace de souvenirs majestueux de ma petite enfance.
Chaska.
Je m’appelle Chaska.
Lire le textober de la veille : Jour 12 – Dragon
Dans le même univers, des évènements postérieurs au texte du jour : Jour 7 – Enchanted