Il existe un pouvoir dans notre monde. un qui ne s’appuie ni sur la force brute, ni sur la technologie, ni même forcément sur la richesse. Un pouvoir qui s’élève en opposition aux autre, par son charisme, son aspect séducteur, un pouvoir qui s’immisce sans bruit dans nos têtes et dans nos coeurs pour nous paralyser, charmés : le Soft Power.
C’est Joseph Nye qui évoque ce concept tel quel pour la première fois en 1990, il y parle de la capacité qu’ont eu (et ont encore) les Etats Unis à persuader, sans usage de force, ou de menace. Il est vrai qu’à l’échelle du reste du globe et notamment de l’Europe aux nations pluriséculaires, ce pays est encore tout jeune; et pourtant, il faut déjà compter avec lui.
Si le Soft Power me semble conceptualisé comme un “pouvoir indirect”, une emprise que l’on exerce sans qu’elle ne paraisse explicitement aux yeux de tous, j’aime à la caractériser de “charme”. Pour moi, le Soft Power est une capacité à diffuser dans le monde une image contrôlée de soi-même, une forme de propagande internationale mais pas présentée en tant que telle. C’est plus subtile que ça.
Le Soft Power en pratique
Ainsi, on présente souvent le cinéma hollywoodien comme le Soft Power des Etats-Unis. En produisant des films spectaculaires en partenariat avec l’armée américaine, les Etats-Unis ont su exporter leur vision du patriotisme. On sait tous se représenter dans nos tête un soldat américain ; à quoi il ressemble, comment il se comporte, sans jamais avoir été aux Etats-Unis.
D’autres pays ont ainsi emboîté le pas dans ce nouveau terrain de batailles, et alors que nos aïeux ont connu la course aux armements, voilà les puissances mondiales qui s’engouffrent dans une course à la popularité. La Chine drague l’Afrique grâce à son économie de superpuissance : le public africain se voit proposer des programmes culturels chinois, ou la possibilité d’apprendre le mandarin. La Corée du Sud a trouvé son atout séduction dans ses productions télévisuelles (K-dramas) ainsi que la musique (K-pop), et désormais ses webtoons. Le Japon peut s’appuyer sur sa production de mangas et d’animés. Tous ces exemples sont simplistes, mais ne sont là que pour illustrer mon propos.
Cependant les deux pays précurseurs dans ce domaine du Soft Power, depuis des temps où le terme même n’était pas encore créé, sont sans doute la France et le Royaume Uni. L’une avec sa culture est ainsi devenue le pays le plus visité au monde. Son meilleur ennemi n’est pas en reste. C’est tout un pan de la littérature britannique qui a su trouver sa place dans les bibliothèques internationales, et la seule notion de fair play est une preuve de l’export des valeurs de l’île anglo-saxonne. Etonnamment, il se trouve que ces deux nations ont été dotées des plus grands empires coloniaux de la planète. Coïncidence ?
Une stratégie d’exposition
Pour moi, le Soft Power fait appel a des notions-passerelles de domaines très précis : la communication, le marketing et l’art/divertissement. Et dans tous ces domaines, il y a une règle de base : être vu, être connu, être reconnu, pour être aimé.
Ainsi, l’effet de simple exposition est un type de biais cognitif qui se caractérise par une augmentation de la probabilité d’avoir un sentiment positif envers quelqu’un ou quelque chose par la simple exposition répétée à cette personne ou cet objet. En d’autres termes, plus on est exposé à un stimulus (personne, produit de consommation, lieu, discours) et plus il est probable qu’on l’aime.
(bien sûr que j’ai honteusement pompé Wikipedia)
Ainsi, le marketing vous présentera la pub d’un produit. Puis peut-être que vous verrez passer un article dans un journal sur les bienfaits d’une activité exploitant ce produit. Peut-être même que des influenceurs auront lancé une trend en rapport avec ce produit. Enfin, à force d’entendre vos collègues en parler à la machine à café, vous finirez par le tester. Et c’est déjà trop tard. Parce que là, entrent en jeux d’autres biais cognitifs : vos collègues l’ont validé, et vous avez été jusqu’à l’acheter. Personne n’a envie de conclure son analyse par “j’ai gaspillé mon argent”. Donc, même si le produit est bof et pas si incroyable que ça, vous aurez tendance à l’intégrer dans une sorte de routine.
Le meilleur exemple pour moi, c ‘est les réseaux sociaux. Vous ne vous mettrez peut-être jamais sur TikTok parce que s’est vraiment trop excentré par rapport à vos valeurs. Mais sauriez-vous dire pourquoi vous vous êtes inscrits sur Facebook, ou Instagram ?
C’est par rapport à l’effet d’exposition que je vois une corrélation entre Empire Colonial et Soft Power. Les bougres avaient un immense terrain de jeux pour tester et répandre leurs idées ! Et comme les terrains coloniaux (Amérique, Asie, Afrique) étaient d’énormes carrefours culturels, quels meilleurs endroits pour insuffler l’art de vivre à la française, ou les valeurs anglo-saxonnes du gentleman ?
De la séduction à l’extinction
Oui, bon, après je prends quelques libertés avec l’histoire jusqu’ici, je sais. La colonisation n’était en réalité pas du tout le terrain d’un Soft Power, mais d’une emprise voire d’un massacre culturel. Si je prends l’exemple de la Martinique, imposer les cultures européennes comme un standard dans les Antilles passait aussi par l’extinction des cultures désormais minoritaires alors qu’autochtones. Adieu, Kalinagos, Arawaks, Caraïbes à tel point que ce n’est toujours pas clair dans mon esprit s’il est question de deux ou trois populations amérindiennes différentes ou d’un seul et même peuple. Mes ancêtres les plus lointains me restent comme des silhouettes dans la brume.
Et puis après les amérindiens, il y a eu les africains emportés de force aux Antilles. C’était à eux de s’adapter : au territoire des Amériques, son climat, ses biomes. Mais aussi au comportement européen prédominant.
Et puis après les africains, les indiens. Les syriens, les libanais, les chinois… Chaque population arrive avec sa culture. Chaque population doit trouver sa place parmi les populations précédentes. Et toujours une culture au-dessus des autres : l’art de vivre à la française.
C’est un exemple connu chez nous : le créole martiniquais, né de la cohabitation puis, comme toute autre langue, enrichi au contact de différentes cultures, était interdit à la génération de nos grands parents et nos parents,, parfois jusqu’à ma génération. Interdiction de l’utiliser devant les aînés. Interdiction de l’utiliser à l’école. Interdiction de l’utiliser au travail. Le créole était considéré comme “sauvage”, peut-être ? La pensée s’intellectualise en français, mesdames, messieurs. Le créole est la langue rurale des incultes.
J’aime cet exemple car il est compréhensible d’à peu près n’importe quel français : les normands, les bretons, les occitans… ont aussi subi ce mépris des langues régionales. Mais ce qu’il faut que vous compreniez, c’est qu’aux Antilles, nous avons véritablement grandi sur un territoire américain, descendants d’une population multiculturelle riche, et que l’on nous a forcé à assimiler une culture européenne qui n’avait quasiment aucun rapport ni avec ce territoire, ni avec ces ethnies.
(Alors bien sûr, j’ai quelques ancêtres français et peut-être anglais également, mais ils ne sont pas du tout majoritaires…)
Et là c’est le moment où vous me dites : “Mokoya, tu glisses, on parlait de Soft Power, et tu parles de colonisation…”
Je veux contribuer à donner à ma culture sa place parmi les autres cultures. Tout le monde s’accorde à dire que réduire la cuisine asiatique à “ils mangent du riz” c’est naif, raciste et terriblement réducteur. Pourquoi les Antilles, dans la tête des gens, ça reste le pays des vacances, de la plage et du rhum ???
Je veux contribuer au Soft Power Antillais. Il y a déjà largement de quoi faire !!
Nos cultures antillaises s’exportent pourtant
Je vais vous citer quelques références qui sont pour le coup complètement Antillaises (francophones). Je m’engage à ne pas citer Aimé Césaire qui est déjà très connu.
– Euzhan Palcy, Réalisatrice martiniquaise. Aux Etats-Unis, on ne la présente plus ; en France, il y a fort à parier que vous n’ayez pas ou peu entendu parler d’elle.
– Kassav, groupe de musique fondé en Guadeloupe qui exploite des rythmes traditionnels martiniquais et guadeloupéens. Ils ont reçu des récompenses au Canada, aux Etats-Unis, au Gabon ; et se sont produits partout dans le monde.
– Malavoi, groupe de musique martiniquais, exploitant également des rythmes traditionnels actualisés, encore différents des sonorités de Kassav. Si peu connu en France à ma grande déception. Groupe connu jusqu’au Japon, au point que je suis tombée parfois sur des artistes japonaises reprenant des chansons, en créole s’il vous plait ! S’est produit également à Vienne dans des festivals de jazz. Ils sont présents dans la BO du film “Rue Cases-Nègres” d’Euzhan Palcy. Un film par ailleurs tiré de l’oeuvre de Joseph Zobel, auteur martiniquais.
– Frantz Fanon , auteur martiniquais de nombreux ouvrages, parmi lesquels Les Damnés de la Terre dont Jean-Paul Sartre écrivit la préface. Qui inspira des mouvements en Afrique, aux Etats-Unis, et tenu par les principales universités anglo-saxonnes pour un penseur majeur du postcolonialisme.
Et je n’effleure que la surface, cet article est déjà beaucoup trop long ! La constante en cela est que nous réussissons à exporter notre culture partout, et pourtant si peu en France. Au pays de la baguette, on reste la terre du rhum et de la plage. Export, oui, Soft Power, non.
Vers un Soft Power Antillais ?
Je ne vais pas vous faire un dessin sur les raisons pour lesquelles des pans entiers de culture antillaise s’exportent mal en France. Vous en faites ce que vous voulez du pourquoi du comment, j’ai mes idées et mes appréhensions là-dessus, et vraiment pas envie de les partager.
Je veux juste vous dire que grâce à internet, aux nouveaux moyens de communication et encore et surtout à notre résilience, les choses changent. Doucement. Mais sûrement. Poursuivons nos efforts. Exposons notre culture, nos cultures. Hissons nous à une place honorable dans la bataille du Soft Power, peu importe le temps que cela prendra. Peu importe que nous soyons une nation, faisons-le en tant que peuple. Prenons notre revanche postcoloniale.
Soyons fiers de toutes nos créations.
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