Cette histoire est extraite du récit : Mada Girls, qui n’est pas encore paru sur le Café.

On cherche tous à obtenir du pouvoir.

Pourquoi ?

Le pouvoir, c’est le classement de l’humanité.

Ceux sur lesquels vous maintenez une emprise sont en-dessous de vous.

*****

Je fixais avec audace et sans doute une pointe d’agressivité la jeune fille de mon âge qui avait pris place en face de moi.

Elle ne s’en formalisa pas, trop concentrée sur son Super Madras.

Au-delà du pain brioché et de l’oeuf gourmand, l’atout de ce burger était la sauce onctueuse qui le garnissait.

Sans quitter Marie des yeux, je portai la paille à ma bouche, aspirant une gorgée de jus de prune de Cythère.

– Tu veux des frites ?

– Non, merci, Marie.

Elle haussa les épaules, rabattit une mèche blonde derrière son oreille, mordit dans le sandwich, moelleux à souhait.

– Tu vas me dire ce qu’on fait ici ? M’agaçai-je.

Elle avala sa bouchée et s’esuya les lèvres avant de me répondre.

– Nina, toi et moi, on ne s’entend plus très bien depuis ce qui est arrivé à Axelle.

– C’est peu de le dire.

– Pourtant, je pense que tu as besoin d’aide.

J’éclatai de rire avec arrogance. 

Il y a deux ans, je n’étais personne. Tout le monde me traitait comme une moins que rien.J’étais une élève modèle, première de ma classe, sympathique, avenante et sociable ; et pourtant, je n’étais qu’un bouc-émissaire.

Il n’y avait que Lionel pour être gentil avec moi.  Je n’avais que lui. 

Et grâce à lui, au fil du temps, ma situation s’est améliorée.

– Marie, c’est toi qui dois avoir besoin d’aide.

J’avais été une carpe, frêle et faible ; mais j’avais remonté le torrent.

– Nina. j’ai entendu Lionel discuter avec Stéphane, tu sais, celui qui sort avec Astrid.

Je sirotai mon jus sans lui répondre. Où voulait-elle en venir ?

– Tu vois qui c’est, Astrid. Elle a les cheveux très longs, avec des reflets roux…

– Pas aussi longs que les miens, répliquai-je fièrement.

Cela remontait à l’école primaire, où nous nous étions rencontrés, Lionel et moi. En ce temps-là, je pouvais le suivre n’importe où. Il était si attentionné avec moi.

Ce jour-là, il avait effleuré une de mes mèches, lisses et noirs.

“C’est tellement agréable, comme sensation…et ils sont si brillants…”

J’avais rougi.

“S”il te plaît, ne les coupe jamais ! J’aime tellement tes cheveux…”

J’avais promis.

Je m’en étais occupée comme s’il eût s’agit de la  chose la plus importante au monde.

Depuis des années déjà, si je les détachais complètement, ils touchaient le sol.

Je les portais toujours noués, mais de façon à ce que la longueur soit remarquable.

– Tu sais qu’Astrid est jalouse de tes cheveux.

– Et alors ?

– J’ai entendu Stéphane demander à Lionel de te faire couper les cheveux.

– Il ne ferait jamais ça ! Répliquai-je, sûre de moi.

– Stéphane a payé Lionel pour ça.

Je fixai Marie, sidérée par ses propos. Je me levai brusquement.

– De toute façon tu as toujours été une menteuse, sifflai-je avec rage.

Je quittai le fast-food sans attendre sa réponse.

Lionel ne ferait jamais ça.

Lionel est la seule personne gentille avec moi.

C’est pour ça que je lui serai toujours loyale !

Parfois, il me demande de l’aide pour ses devoirs ou ceux de ses amis et je le fais, juste pour voir la gratitude dans ses yeux.

Et puis, on a partagé de vraies choses, lui et moi.

Il y a deux ans, quand Axelle l’a accusé d’avoir tenté de la violer derrière la salle de gym du lycée, Lionel est tombé en disgrâce. Sa côte de popularité a chu.

Il m’a demandé mon aide, désespéré.

J’ai témoigné pour lui, j’ai attesté que ça ne s’était pas produit.

Je n’étais pas là, mais ça changeait quoi? Je lui faisais confiance !

Comme à l’école, j’avais une réputation immaculée, ils m’ont tous cru ; l’affaire s’est atténuée jusqu’à disparaître.

De ce jour, plus personne ne nous a cherché de noises. Lionel avait retrouvé sa position tout en haut de la pyramide sociale, et j’étais maintenant à ses côtés.

Je me dirigeai vers le lycée? J’avais été folle d’accepter de déjeuner avec Marie. Cette fille sentait la manipulation à des kilomètres.

Je trouvai Lionel assis sur le muret, devant l’établissement. Il ‘m’attendait, comme toujours.

– Tu as déjà fini de manger ? S’étonna-t-il.

– Oui, et c’était nul ! La bonne nouvelle, c’est que j’ai plus de temps pour quelqu’un d’autre, maintenant, taquinais-je.

– Tant mieux alors, j’avais envie de te voir.

Ne rougis pas, ne rougis pas…

– On va ailleurs ?

J’acquiesçai, heureuse.

Je le suivis jusqu’au fond de la cour. Il y avait un escalier, dans le bâtiment des cours de science, un peu isolé, très calme. Il s’assit dans les marches. Je me posai près de lui.

Au loin, on entendait le brouhaha ténu de la cantine. Une brise déroula sa caresse, fit flotter mes mèches avant de s’évanouir.

Lionel scrutait mes cheveux avec attention.

– Nina… Tu veux bien… les détacher ? Demanda-t-il avec douceur.

Je m’exécutai gracieusement. Avec un respect infini, il saisit la masse désormais libre, qui ruisselait sur mes épaules ; il les déroula sur ses genoux et y passa la main.

Remontant à contre courant, jusqu’à mon crâne, il effleura ma tête.

– Tu es si belle…Murmura-t-il.

Mes joues s’enflammèrent.

Il laissa glisser ses doigts jusqu’à son oreille, y rangea une mèche avec une tendresse infinie.

Nos nez se frôlèrent. Puis nos lèvres.

Cela dura un dixième de secondes, puis il se recula, gêné.

Je baissai les yeux, le coeur battant à tout rompre. C’était la première fois qu’il m’embrassait. Au fond de moi, quelque chose chantait et riait, comme un ruisseau serein mais vivace.

– Ce n’est pas trop lourd à porter, tout ça ? 

– Un peu, mais rien de gênant, répondis-je fièrement.

– Et quand il fait chaud, ça doit être un vrai fardeau.

– Il faut les attacher correctement, c’est tout.

– Et pour les laver, que de travail…

– Non, non, je t’assure ! Répliquai-je en riant.

Sa poche.

– Combien de temps pour les démêler ?

– Une demi-heure, tout au plus, mentis-je.

Une paire de ciseaux dépassait de sa poche.

Sa voix s’était faite plus tendre.

Il s’approcha à nouveau, posa ses mains autour de mon visage.

Il ferma les yeux en m’embrassant plus longuement.

J’aurais souhaité que ça ne s’arrête jamais.

Il se recula légèrement, me regarda dans les yeux.

– Tu serais si belle avec les cheveux courts.

La paire de ciseaux tomba de sa poche.

****

Je ne réalisai pas tout de suite. Mon coeur était pris dans un étau. Une part de moi voulait céder à toutes ses demandes, pourvu qu’elle soit aimée ; l’autre était tout simplement en train de disjoncter.

Au fond de moi, le ruisseau venait de se tarir.

– Tu peux bien faire ça pour moi, susurra-t-il, lames en main.

Il leva le bras avec sa douceur habituelle. Je saisis son poignet avec violence.

Le ruisseau se gonflait avec violence.

– Je t’aimerai davantage si tu le fais.

Mon âme se déchira avec un claquement sec. Le ruisseau devint torrent, submergeant la berge.

Des écailles apparurent sur mon corps. Je sentais ma colonne vertébrale se prolonger en une longue queue.

Je n’étais plus que colère. Et cette colère me faisait léviter dans les airs.

Je me souviens avoir vu mon ombre, sur le sol. Serpentoïde, quatre pattes fines et palmées, des excroissances hérissées le long de mon dos, une gueule béante, des crocs acérés. 

L’ombre s’estompa tandis que le ciel se couvrait de nuages. Je sentis que la pluie qui s’abattait avec rage découlait de ma propre volonté.

Au sol, Lionel était surpris, choqué sans doute, mais pas plus inquiet. Pas de peur dans ses yeux.

Comme s’il était confiant. Comme s’il se disait que je ne lui ferais jamais de mal.

Cet air tranquille sur son visage fut le déclencheur.

Je me mis à hurler. Je ne me contrôlais plus, et la rage qui inondait mon âme était décidée à en finir.

Des trombes d’eaux se déversèrent dans l’escalier. Il réussit à s’accrocher à la balustrade mais ne pouvait sortir la tête hors de la masse liquide qui bouillonnait, infinie et fatale.

L’horreur. Enfin. La terreur commença à déformer ses traits tandis qu’il suffoquait, privé d’air.

Ou peut-être tentait-il encore de me manipuler.

Je hurlai de nouveau, l’eau se gonfla, l’orage éclata.

*****

J’appris plus tard qu’un surveillant avait retrouvé le corps sans vie de Lionel, dont les poumons étaient remplis d’eau, dans un escalier détrempé par une averse de saison.

On cherche tous à obtenir le pouvoir.

Plus on en a, plus on oublie que les pouvoirs les plus destructeurs sont ceux que l’on ne peut percevoir.

Lire le textober de la veille : Jour 11 – Snow