Cette histoire est extraite du récit : la Légende du Faucon Noir, qui n’est pas encore parue sur le Café.

– Elle a intérêt à être bien, cette visite, grommela un vieil homme à l’écharpe mauve. J’en ai marre des guides incompétents.

Dissimulé derrière la vitre teintée, le guichetier esquissa un sourire narquois.

Il connaissait très bien le guide du jour, et elle n’était pas plus incompétente que lui-même n’était caissier.

 

– Le groupe de dix heures ? Claironna une voix enfantine avec vigueur. Nous allons pouvoir commencer !

Le vieux baissa les yeux : une petite fille se tenait devant lui. Ses cheveux bouclés étaient joliment relevés en queue de cheval ; elle portait une jupe plissée bleu marine, accompagnée du blazer assorti, par-dessus sa chemise blanche.

– Bonjour monsieur ! Non, ce n’est pas pour rire, oui, je fais les visites ici ! Clama-t-elle avec un ton moqueur. On y va ?

Ayeri avait tout juste dix ans. Elle était quasiment née ici, au Musée des Arts du Combat. Son grand-père s’occupait d’elle depuis le décès tragique de ses parents. Il était sa seule famille. 

La fillette était non seulement l’atout charme du lieu, mais aussi une véritable experte de chaque pièce présente dans le musée.

L’homme à l’écharpe suivait la visite en traînant des pieds. Au début, il avait espéré ne faire qu’une bouchée de ce petit ange malicieux en uniforme ; mais Ayeri avait une connaissance diabolique de son sujet. À l’affût, il guetta le moment d’une erreur fatale lui permettant d’entrer en scène.

En vain.

– Et maintenant, dernière pièce mais non la moindre, chers visiteurs. La légendaire Épée du Héros en personne !

Ayeri actionna un mécanisme en tirant sur la cordelette dorée qui se trouvait près d’elle. Un rideau de velours rouge glissa, laissant apparaître un écrin contenant une longue lame droite, au tranchant savamment affûté.Le manche, en bois, était recouvert d’une bande enroulée, en cuir, par-dessus laquelle était crocheté un fil de cuivre. Le métal, terni par le temps, dessinait de ses reflets verts des motifs complexes, semblables à de la dentelle.

– Incroyable, murmura le vieil homme en s’avançant près d’Ayeri, fasciné. Serait-ce un vrai Nagamaki ?

– Pas du tout ! Répliqua Ayeri. La lame du Héros est parfaitement droite, comme vous pouvez le constater. Le yokote que vous observez ici n’existe pas sur les Nagamaki. Et puis, le manche est bien plus court ! C’est une épée, pas une arme d’hast. Enfin, si vous observez les différents détails et motifs, vous discernerez des influences de cultures très diverses, pour la plupart inconnues du Japon avant l’époque Azuchi Momoyama. Ce que vous contemplez là est une relique unique au monde !

Certaine d’avoir l’attention de tout le monde, Ayeri se percha sur la chaise haute prévue à cet effet. C’était le moment de la visite qu’elle préférait.

Elle laissa le silence s’installer, parcourant chacun de ses visiteurs du regard. Elle sourit même à un petit garçon blond, de son âge, qui se tenait un peu en retrait du groupe, les yeux brillants.

– La légende raconte qu’il existait deux assemblées de dieux inférieurs, qui se disputaient sans cesse le droit de décider du sort de l’humanité. 

Elle saisit la télécommande posée près d’elle, enclencha le vidéoprojecteur.

– Les Indulgents étaient convaincus que les hommes n’étaient pas mauvais dans le fond, et qu’ils finiraient par s’améliorer. Les Destructeurs, en revanche, considéraient l’être humain comme une création ratée qu’il fallait éradiquer. Un jour, alors qu’ils se lassaient de cette éternelle querelle, les Dieux Suprêmes rendirent leur jugement.

Tous les soixante-dix-sept ans, aurait lieu un duel. Les Indulgents et les Destructeurs auraient chacun droit à un Champion, choisi parmi les humains.

Puisque les Indulgents croyaient l’Homme capable de s’améliorer, leur choix serait définitif. Au fil des cycles, leur Héros ne pourrait combattre que s’il était la réincarnation du premier champion.

Les Destructeurs, eux, en revanche, pouvaient changer de champion à chaque duel, et renforcer ses capacités en le possédant.

Deux armes furent forgées par chaque assemblée : l’idée de l’Épée du Héros fut révélée à la femme du premier Champion choisi. Elle la forgea ; elle entraîna son amant afin qu’il fût prêt. Les Destructeurs, quant à eux, conçurent eux-mêmes le Bâton de l’Outsider, une arme si mystérieuse que beaucoup doutent de son existence.

Depuis ce jour, Indulgents et Destructeurs s’affrontent par l’intermédiaire d’êtres humains tous les soixante-dix-sept ans. La victoire du Héros annonce un temps de Répit ; celle de l’Outsider, une ère de Souffrance. Des questions ?

– Oui, hasarda une jeune femme. Quand les Dieux Suprêmes décideront-ils d’un vainqueur ?

– Nous ne savons pas comment gagner, uniquement comment perdre, soupira Ayeri. Il est considéré que nous avons déjà connu six ères de Souffrance consécutives. Si le prochain duel tourne mal pour notre Héros une septième fois, alors ce sera la fin.

 

Dans sa loge, le grand-père d’Ayeri serra les dents.

À en croire les Anciens, il fallait remporter ce duel.

Mais pour avoir ne serait-ce que la plus petite chance, il faudrait déjà retrouver le Héros…

Lire le textober de la veille : Jour 14 – Overgrown