Cette histoire est extraite du récit : Proie, disponible sur Facebook et en story Instagram. Elle appartient à l’univers « Entre les Lignes ».
J’ai grandi dans un monde étrange, si vide et si animé à la fois. L’absence presque totale d’humain laissait la part belle à la faune, la flore et leur spectacle permanent. Dans un tel monde, tout est ravissement et délices. Dans un tel monde, tout est fade et sans saveur.
Je rêvais d’une chose qui soit précieuse pour moi.
Maintenant, dès que la bise retrouve son souffle et que le premier flocon de neige se laisse flotter jusqu’au sol gelé, je me sens excité, impatient. Maintenant, dès que la bise retrouve son souffle et que le premier flocon de neige se laisse flotter jusqu’au sol gelé, je me sens angoissé, inquiet.
Aussi, cette fois, comme toutes les autres fois, dès les prémisses de l’hiver, j’ai repris ma route vers le lieu habituel, un sensation douce-amère enserrant mon coeur. J’ai gambadé si vite, avec tant d’empressement, que mes pattes se sont dérobées. J’ai rouvert ma vieille blessure.
Elle était là, comme prévu. Je suis arrivé à l’instant même où son corps défaillait.
Pour la première fois de la saison, j’ai repris forme humaine. Je l’ai transportée, transie, évanouie, jusqu’à la grotte la plus proche. Si robuste, et pourtant si légère.
Le feu a rapidement réchauffé l’espace. Elle reprenait des couleurs. J’étais rassuré.
Rassuré ?
La voix en moi venait de s’éveiller, elle aussi, je le sentais.
Je me suis fourvoyé.
Il faut qu’elle parte.
Bien qu’elle ait d’abord refusé, ce matin, à mon réveil, elle était partie. Je suis à la fois soulagé et triste. Elle va me manquer, c’est sûr. Mais je l’ai fait pour son bien.
La voix en moi me tiraille, me dit que j’ai raté ma chance. Non, non, c’est pour le mieux. C’est pour son bien.
C’est pour son bien.
La voix me dit que c’est impossible. Son coeur a déjà commencé à prendre cette odeur si appétissante qu’elle aime tant… Si bien qu’on la sent approcher.
Je sursaute.
Elle vient d’apparaître à l’entrée de la grotte.
Elle a ramené des baies pour que je ne meure pas de faim… Pour moi…
Cette odeur… Je la sens, maintenant.
Je frissonne. Je la rassure, je ne mange pas de baies. Et mon dernier repas remonte à… pas si longtemps, au final.
Elle se rassied de l’autre côté du feu, déguste ses trouvailles.
Elle a l’air si gentille, si pure, si…
Délicieuse, ajoute la voix.
Non. Je ne céderai pas.
“Mais tu le vois bien, son coeur est déjà corrompu… Presque à point.”
Non.
Elle me parle. Elle me raconte son amnésie, comment tout d’un coup, elle avait pris conscience au milieu d’un paysage dégagé, blanc et froid. La neige. Mes yeux verts dans l’obscurité. Le sang coagulé sur ma patte.
Elle s’était inquiété pour moi.
Une autre nuit.
La faim m’empêche de dormir, je me redresse.
De l’autre côté des braises assoupies, elle s’agite, pleure dans son sommeil.
Je ne dois pas regarder. Je dois me rendormir.
Je n’y arrive pas.
J’ai beaucoup de mal à résister…
Je me lève sans vraiment m’en rendre compte, contourne le feu, m’assieds à ses côtés.
J’effleure sa main. Elle prend la mienne, la serre. Ses sanglots s’apaisent.
Sursaut.
Choc.
C’est froid !
Une boule… de neige ?
Son rire.
J’essaie de garder une contenance, une distance.
J’ai tant envie de rire avec elle, de la poursuivre.
Je ne peux pas… je ne dois pas…
C’est plus fort que moi.
Ma boule de neige lui atterrit en plein visage. Elle s’est fait surprendre. Son rire dégringole le long des parois enneigées, glisse sur les buissons gelés, envahit le ciel. Je m’élance. Elle fuit. L’intensité de son enthousiasme me contamine. Je reprends ma forme originelle, cerfs gambadant dans la plaine enneigée. Elle se retourne vers moi, éclate de rire plus fort. Son regard, son visage détendu… Une chaleur agréable envahit tout mon corps. J’accélère. Je me souviens. Sa joie, ses souvenirs, ses secrets. Je me souviens de tout. J’ai envie que nos corps s’effleurent, avec retenue et pudeur ; mais que nos âmes se fondent, se mélangent, juste quelques fractions de secondes.
Ce n’est pas du désir.
Ce n’est pas de l’amour.
Qu’est-ce que c’est ?
La suite de ce textober est parue le 8 novembre ! À lire ici.
Lire le textober de la veille : Jour 20 – Tread