Cette histoire est extraite du récit : Proie, disponible sur Facebook et en story Instagram. Elle appartient à l’univers « Entre les Lignes ».

Ce textober est la suite directe du textober 21 : Treasure.

“Ce n’est pas ton coeur ni ton esprit qui parlent, mais ton ventre. Tu as envie de la dévorer. Ce n’est pas ton âme qui s’agite, mais tes papilles.”

 

Je m’approche d’elle. Je ne contrôle plus grand chose. Dans ma tête, c’est la voix la plus forte.

– Tu sais… Je peux te rendre tes souvenirs…

Elle s’immobilise, silencieuse. Elle me fixe de ses yeux implorants. 

– Oui, s’il te plaît… Plus que tout au monde… Je t’en prie, rends-les moi.

J’ai envie de hurler que je ne dois pas, mais ma pensée se perd dans une tempête que je ne maîtrise pas.

Gardant mes pattes arrières et mes bois, du torse jusqu’au crâne, je reprends forme humaine, me redresse.

– Appose ton front sur le mien.

Elle s’exécute. Je saisis ses avant-bras. Elle imite mon geste.

“Oui… oui ! Elle sera bientôt à point !”

Je voudrais ne pas céder, ne pas relâcher la pression, ne pas lui donner ce qu’elle recherche.

Je connais déjà la fin.

J’y ai déjà assisté tant de fois.

La voix est trop forte, je déverse le flot d’informations, directement de mon esprit au sien.

Au début, elle fronce juste les sourcils. C’est désagréable, mais rien d’insupportable.

Ce n’est que le début.

Cette fois, elle souffre vraiment. Sa bouche se tord en un cri discordant.

L’odeur a décuplé, appétissante, obsédante. 

J’ai si faim…

Ce n’est pas bien…

Ce n’est pas bien !

La voix perd son emprise. je stoppe le flux, je tente de la calmer en la serrant contre moi.

–  Reprends-toi, s’il te plaît, reprends-toi. Il n’est pas encore trop tard… Tu peux le surmonter. Résiste. Tu es forte. Ne te laisse pas emporter.

Ses yeux sont vides, comme éteints. Je ne veux pas laisser tomber.

Le vent se lève.

– S’il te plaît… Ne m’abandonne pas…

Sa voix fluette m’angoisse. 

Tout cela est déjà arrivé.

Je ne veux pas que cela se reproduise. 

Il ne faut surtout pas qu’elle prononce mon nom.

– S’il te plaît… Ne m’abandonne pas… Je… Ne m’abandonne pas… Je…

– Tais-toi.

– Je…

– Tais-toi ! Tais-toi !

Je crie, je hurle, je ne veux pas entendre. Il ne faut pas qu’elle le dise.

Au fond de moi, je sais qu’il est déjà trop tard.

Malgré mes vociférations, je perçois le son de sa voix. Elle le dit. 

Elle l’a dit.

Le vent devient plus fort, se mue en tempête. La clameur du blizzard se mêle à la voix qui gronde en moi. Je laisse échapper des larmes de résignation. 

Il est déjà trop tard.

– Je t’avais supplié de ne pas le prononcer, rugis-je. je ne peux plus rien pour toi !

Elle lève vers moi un visage baigné de larmes. Son sourire est triste et craquelé. Ses yeux sont vides, mais ils n’ont jamais été aussi beaux. 

– Je le sais. Et je te pardonne, murmure-t-elle.

Son coeur…L’odeur de son coeur est devenue enivrante.

Je succombe d’envie, de désir, de gourmandise.

J’ouvre une gueule béante emplie de crocs acérés, la referme avec puissance sur son épaule.

Je tire.

Craquement d’os, chairs disloquées.

Je tire plus fort.

La peau cède. La matière adipeuse est douce et agréable. Les os croustillent. Les muscles apportent de la mâche. 

Et toute à l’extrémité de ma gueule, comme une cerise sur le gâteau, son coeur, fumant, encore palpitant, ruisselant à souhait, tendre et imbibé de sauce rougeoyante et visqueuse.

Je le dévore d’un coup.

Elle me fixe de ses yeux vitreux, inexpressifs.

Comment son visage, figé et gris, peut-il exprimer tant de tristesse et de soulagement, tout à la fois ?

Je vacille. Je tombe, tente de me rattrapper sur un rocher, ne récolte qu’une entaille profonde.

Qu’est-ce que j’ai fait…

Qu’est-ce que j’ai encore fait…

Elle ne me voit pas, tendue vers le ciel, semblable à un tournesol écorché.

Autour de nous, la neige a commencé à fondre.

La prairie retrouve sa verdure.

Quelques fleurs bourgeonnent déjà.

Je me relève péniblement, comme à bout de forces, désespéré.

Elle a encore échoué…

Nous avons encore échoué.

Elle regarde autour d’elle, les pupilles décolorées ; un sourire idiot, presque inhumain, fend son visage.

– Le printemps… murmure-t-elle d’une voix atone.

Je suis effaré.

Je ne peux le supporter plus longtemps.

Je m’enfuis.

“ C’est beau… le printemps…”

Lire le textober de la veille : Jour 24 – Dizzy