Hello lecteurs ! Me voilà en retard pour la deuxième partie du mini-récit « La fiancée disparue », c’est pas bien… Si vous n’avez pas encore lu la première partie, c’est par ici. Pour les autres, allons-y !

La fiancée disparue (deuxième partie)

extrait de LTK

Nyolina descendit l’escalier de la Tour, se dirigeant vers la Place des Guerriers, où l’attendaient une bonne centaine d’hommes et de femmes, soigneusement alignés. En voyant que son travail acharné commençait à payer, son cœur s’emplit de fierté.

Il y a un peu plus de trois mois, des Guerriers étaient revenus du Sud, au bout du monde. Ils avaient découvert un peuple inconnu, dont la culture regorgeait d’objets brillants et tranchants, d’une précision incroyablement dangereuse. Nyolina avait écouté leur description de ces armes avec un vif intérêt, prenant alors conscience de la fragilité et de la grossièreté des outils avec lesquels son peuple partait à la chasse et au combat : des flèches en bois, des pointes de lance à peine taillées dans la pierre… Leur faiblesse indéniable face à ce peuple mystérieux devint pour elle une source de stress : elle y voyait un danger pour la nation. Le jour suivant, alors que les trois dirigeants des Kakutos se réunissaient comme d’habitude pour régler les questions les plus importantes du pays, Nyolina suggéra d’envoyer un groupe d’Explorateurs conséquent, qui serait capable de raser le village en ne gardant en vie que les détenteurs de la technique permettant de créer de telles armes. Mais le vieux Prêtre et Shamē, plus pacifiques, ne percevaient aucune menace. Pour eux, on pouvait se passer de communication avec ces voisins, ou, au pire, entamer une relation des plus cordiales par le bias d’ambassadeurs.

Nyolina comprit vite qu’à deux contre une, le dialogue était inutile. Cependant, le destin était de son côté : petit à petit, la présence du vieux Prêtre Suprême au Conseil devint de plus en plus indispensable, ce qui signifiait que les décisions politiques n’étaient plus votées que part le jeune homme Kagabito et elle ; alors une fois qu’elle eut trouvé le moyen d’inciter Shamē à s’absenter, lui aussi, elle put mettre en place une loi martiale qui lui attribuait le titre rutilant de Chef des Armées. Son plan allait pouvoir être exécuté.

Un bruit de pas la tira de sa réflexion : le vieux Prêtre descendait les marches.
-Ah, Nyolina. Quelle joie de te voir.
Je viens vous aider, vieux Prêtre, s’écria-t-elle en se précipitant vers lui.
Elle, si grande en comparaison de l’ancien courbé et ratatiné par le temps, fit humblement tous les efforts dont elle était capable pour offrir un appui stable à son aîné de la façon la plus confortable possible.
-Ma petite Nyolina, commença le Prêtre avec une légère pointe d’humour, comment as-tu fait pour convaincre Shamē de la nécessité d’une armée ?
Trop prudente pour assumer seule son choix, la jeune femme avait fait croire à l’un de ses deux comparses que la loi avait été votée avec l’autre, et vice-versa.
-Ô Spirituel, j’ai simplement argumenté jusqu’à ce qu’il comprenne mon opinion.
-C’est tout ? Tu as eu de la chance que je ne sois pas présent ce jour-là, alors. Je désapprouve totalement votre choix. Je me console en me disant qu’à mon âge, je n’en verrai jamais les conséquences…
Nyolina leva discrètement les yeux au ciel.
-Ça ira, petite Guerrière. Pose-moi sur ce banc… là. Allez, je te laisse tranquille, merci pour tout.

La jeune femme avait beau soulagée d’avoir pu se séparer du vieux Prêtre, elle était maintenant dérangée par sa présence sur la Place : s’il entendait la harangue qu’elle avait prévu de faire à ses soldats avant le départ, c’était sûr, il trouverait le moyen de faire annuler la loi martiale qu’elle avait mise en place.
Elle se dirigea vers la Tour. Les soldats attendraient.
– Ah, c’est toi, Nyo…
Elle sursauta en découvrant Shamē, le visage baigné de larmes, les yeux gonflés et rouges, assis sur les marches, tout en haut de la Tour.
Génial. Il choisissait bien son moment, lui.
-Heu… tout va bien ?
-Non, ça ne va pas du tout, et c’est de ta faute.
Nyolina garda le silence, pensant qu’il se déciderait à lui expliquer le problème ; mais quand elle voulut s’asseoir à ses côté, Shamē se leva aussitôt, s’enfermant dans la salle des Lois.
-Mais quel enquiquineur, celui-là ! Pesta-t-elle en montant les dernières marches. Shamē, ta mère ne t’a pas appris à finir tes phrases ?
– Et la tienne, elle ne t’a pas appris la syntaxe ? Stupide Chasseuse. J’ai dit que c’était de ta faute. Sujet-verbe-complément !
– Très drôle, ignoble Kagabito ! Au lieu de te comporter comme un gamin, tu pourrais au moins me dire de quoi tu parles exactement ?
– Je parle de ta stupidité, c’est tout !
– Ah bin tiens, en voilà une affirmation surprenante ! Tu sais quoi ? Restes-là, à faire le gosse capricieux ! Je me casse !
La porte s’ouvrit brusquement.

-Non. S’il te plaît. Reste.
Nyo lui jeta un regard furieux. Comme si elle n’avait que ça à faire, border un Kagabito plus âgé qu’elle. Elle était déjà assez stressée comme ça. Rien ne se déroulait comme prévu. Depuis trois mois, de stratégies en manigances secrètes, elle avait dû retarder ses projets à plusieurs reprises. A croire qu’ils avaient tout deviné et faisaient tout pour l’en empêcher. La manœuvre devenait de plus en plus complexe, le temps passait, et son intuition lui faisait craindre un danger de plus en plus proche au fil des jours. Il fallait attaquer ce peuple du Sud. Et vite. Et bien. Frapper un grand coup. Récupérer leurs armes. Les adapter, puis en fournir à ses Guerriers, mettant ainsi tout le monde devant le fait accompli.Mais pour l’instant, elle n’avait pas vraiment le choix. Le vieux Prêtre devait encore être sur la Place des Guerriers. Et de toute façon, si elle envoyait balader Shamē pour retourner auprès de ses Hommes, elle imaginait bien celui-ci la suivre partout, ou pire, descendre la trouver après s’être calmé et surprendre son joli petit discours de motivation incitant les soldats à la violence la plus terrible face à leurs adversaires.

-Je reste, à la seule condition que tu me parle de ce qui te mets dans un tel état et qui, parait-il, est de ma faute, céda-t-elle finalement.
-Tes explorateurs sont incompétents. Voilà bientôt trois mois que je fais chercher Nic’Onna partout et rien, pas le moindre petit bout de piste ou d’indice ! Je n’aurais jamais dû t’écouter.
Shamē recula dans l’ombre de la salle.
-Je n’aurais jamais dû te laisser me faire espérer.
La jeune femme soupira. Elle avait plus ou moins éludé cette histoire de son esprit. Ce que Shamē ignorait totalement, c’est qu’elle savait exactement ce qui était arrivé à l’enfant.
-J’imagine, introduisit-elle doucement, j’imagine que ça doit être très dur pour toi. Il y a une histoire que j’aimerais te raconter. Je pense que ça pourrait aider. Tu veux l’entendre ?
Shamē ne répondit pas.
-Allez, laisse-moi entrer, dépêche-toi.
Nyolina le poussa dans la salle des Lois, refermant vivement la lourde porte. L’obscurité se rétablit dans la pièce. Contrairement à la salle du Médaillon, elle était étroite, presque intimiste, et curieusement, bien plus intimidante.
La jeune femme s’adossa au mur dans le coin le plus éloigné de la porte, se laissa doucement glisser jusqu’à se retrouver assise sur le sol froid, entoura ses genoux de ses bras.

-Il y a quelques années, une de mes amies m’a raconté l’histoire d’une petite fille qui vivait chez des Kagabitos très riches.
-C’est impossible, les enfants de Kagabitos aristocrates ont interdiction de fréquenter les Guerriers ou les Spirituels.
– Merci, mais je suis au courant. Elles s’étaient rencontrées par hasard dans la forêt. Mon amie Nari lui avait sauvé la vie un jour qu’elle s’y était perdue…
– Cette histoire n’a pas de sens ! Tu n’as pas l’air de savoir que…
– Les enfants de Kagabitos aristocrates ne sortent de chez yeux que pour se rendre à l’école, je suis au courant. Ils ne sortent jamais de la ville, je dirais même qu’ils ne sortent jamais de leur quartier. Tu vois que je suis au courant ! Je peux parler maintenant ? Bon. Où j’en étais, déjà ? Ah, oui. La petite Kagabitoe. Elle n’aimait pas sa famille. Elle voulait toujours faire des trucs qu’elle n’avait pas le droit de faire. Dès qu’elle en avait l’occasion, elle disparaissait de chez elle le plus discrètement possible pour échapper à l’éducation stricte qui lui était imposée. Mais comme elle n’avait nulle part où aller… elle se sentait bien obligée d’y revenir, à chaque fois.
– Tu exagères. L’éducation qu’on donne aux enfants n’a rien de strict. Moi-même, je…
– Toi-même, tu es un garçon. Tout ce qu’on lui demandait c’était d’être une bonne fille à marier qui sache donner des ordres aux domestiques et s’ennuyer avec grâce. Elle était déjà destinée à un fils de Kagabito richissime, donc elle n’aurait rien à faire. Une vie gâchée.
– Non, pas gâchée ! L’oisiveté d’une femme montre…
– …la richesse et la puissance de son époux. Ça relègue surtout la femme au rang de plante verte. Tu t’en rends compte, au moins ?
– Ce sont nos coutumes, pas les tiennes. Tu n’as pas à porter de jugement sur ce qu’il se passe chez nous ! Est-ce que je me permets de te dire que ton peuple n’est qu’une espèce de tribu à moitié sauvage dont les rares enseignements ne sont basés que sur la force brute ?
– Tu viens plus ou moins de le faire.
– Peu importe !
Nyolina soupira. Elle ressentait le besoin d’en finir au plus vite.

-Cette fille de Kagabito, elle était forcée de passer énormément de temps avec le garçon qu’elle épouserait. On lui imposait de toujours être respectueuse, de ne jamais le contredire, d’être constamment à son service… tandis que lui passait son temps à se vanter, à la rabaisser, voire à l’humilier. Pourtant la fillette savait de quoi elle était capable. Elle courait plus vite et plus longtemps que lui, n’avait peur de rien, pouvait grimper aux arbres…
-…mais à chaque fois, le garçon rapportait à ses parents et elle se faisait punir pour avoir été meilleure que lui, c’est ça ?
Nyolina fit oui de la tête.
-On la fouettait jusqu’au sang parfois.
-Oui, mais elle recommençait continuellement ! Si elle était plus maligne, elle aurait arrêté de se faire remarquer !
Nyolina se tut. Elle n’était pas d’accord. Ils ne seraient jamais d’accord.
Ils ne l’avaient jamais été.
-Mon amie, Nari…elle m’a dit ce que vous faites aux futures épouses, pour qu’elles n’oublient jamais leur place en ce monde.
Shamē ne répondit pas.
-Une pratique bien barbare pour un peuple si raffiné.
Le jeune homme se leva, exaspéré.
-Bon, si tu arrêtais de tourner autour du pot et que tu me disais ce qui est arrivé à Nic’Onna ? Même disparue, cette petite peste trouve le moyen de m’irriter.
La violence du ton de Shamē attrista la jeune fille. Son arrogance ne s’était pas érodée avec le temps.
Elle eut quand même le courage de lui répondre.
-Je croyais que tu n’avais qu’elle.
-Bien évidemment, Nyo ! Tu es stupide ou quoi ? Elle devait devenir ma femme et elle a disparu ! Sais-tu combien de jeunes filles ont refusé de se fiancer à moi après cela ? Tout l’or du monde ne suffirait pas à les convaincre ! C’est à cause de cette idiote que j’ai postulé au Gouvernement. La Loi nous interdit à tous les trois les relations de couple, qu’elles soient passagères ou durables, puisque notre seule préoccupation est notre nation. C’est le seul prétexte que j’ai trouvé pour être riche, mais célibataire, à mon âge !
-Très bien, s’emporta Nyolina, tu as trouvé ta place ! Ça te servirait à quoi de la retrouver ?
– Mais c’est trop tard, maintenant que je sais que tu as des informations !
Nyo se tut.
-Dis-moi au moins si elle est encore en vie ? Je suis sûre que tu le sais.
-Non.
-Non, tu ne sais pas ?
– Non, elle n’est plus en vie.
– Tu es sûre ?
– Oui, je suis sûre.

Shamē s’effondra. Il avait perdu son temps. Stupide, stupide Nic’Onna. Il l’avait aimée malgré son insupportable caractère d’entêtée.
Nyo observait cet homme dont elle ne comprenait jamais l’attitude. S’il avait épousé sa promise, il l’aurait probablement traité comme une subalterne, l’exhortant à se murer dans le silence afin qu’il puisse tranquillement exhiber la beauté de son trophée dans les bals, aux déjeuners et aux dîners. Il aurait probablement fini par mater Nic’Onna, elle aurait abandonné, cherchant une consolation dans les yeux de ses enfants.
La réalité était toute autre, heureusement.
-Non, je t’ai menti. Nic’Onna n’est pas tout à fait morte.
Shamē se releva. Il était à bout de nerfs.
-Pour le bien de nos deux peuples, Nyo, dis-moi immédiatement ce qu’il s’est exactement passé. Dis-le-moi vite ou je ferai en sorte que les Guerriers doivent se trouver un nouveau représentant.
Nyolina ne résista pas. L’équilibre de leur nation dépendait du Médaillon, et l’équilibre du Médaillon dépendait de la cohésion existant entre Shamē, le vieux Prêtre et elle-même ; si la colère du Kagabito envers elle ne faiblissait pas, cela pourrait avoir de terribles conséquences.

Elle savait qu’elle prenait un gros risque en disant la vérité, mais que faire d’autre ?
-D’accord, je vais tout te dire, à condition que tu te calmes d’abord.
Lorsqu’elle l’entendit se rasseoir à l’autre bout de la pièce, elle estima qu’il était temps de finir son récit.
-Nic’Onna multiplia les rencontres discrètes dans la forêt, avec Nari. Mon amie lui avait appris les bases de la chasse et de la survie en forêt. Elles étaient devenues très complices et Nari savait que cela aidait Nic à se rendre compte qu’elle n’était pas qu’une mauvaise fillette de Kagabito. C’est ainsi que Nic découvrit qu’elle pouvait être très douée en tant que Chasseuse.
– C’est ridicule. C’est une Kagabitoe !
– Avec l’aide de Nari, elle a convaincu les Guerriers de lui donner une chance. Elle a tenté les épreuves du rite de passage. Elle les a réussies.
– Ça n’a pas de sens, ce n’est pas une Kalina !
-Elle est parvenue à se faire accepter de leur peuple, pourtant. Et pour abandonner définitivement son ancienne vie… Elle a changé de nom. Un nom de la Forêt, choisi par Nari.
Shamē allait l’interrompre encore une fois lorsqu’une idée insensée lui traversa l’esprit. Il s’approcha de la jeune femme, voulant immédiatement voir son visage, bien que ce ne soit pas possible dans l’obscurité. En effet, il venait de se rendre compte qu’il ne l’avait jamais observé avec attention, n’en ayant jamais perçu l’utilité.

Il venait de se souvenir d’une leçon d’histoire, apprise à l’école quand il était encore petit enfant, sur la couleur des yeux des Kakutos. Le métissage reste rare entre les trois peuples malgré l’unité de la nation, leurs origines sont également très différentes ; en conclusion, de nombreux marqueurs génétiques sont spécifiques à chacun d’entre eux. Ainsi, les Spirituels ont l’iris sombre, parfois noir ; les Guerriers, c’est le vert. En revanche, Shamē, issu d’une lignée pure de Kagabitos, avait les yeux bleus.

L’obscurité était trop profonde. Shamē commençait à reculer vers la porte lorsqu’un serviteur fit irruption dans la pièce, et se prosterna.
« Je porte un triste message à Leurs Seigneuries, déclara-t-il d’un ton solennel. Le vieux Prêtre Suprême vient de rendre son dernier souffle. »

Shamē, choqué, tourna la tête vers Nyolina, qui s’était redressée en entendant la nouvelle.
Un rai de lumière frappait désormais son visage.
Elle avait les yeux de la couleur d’un ciel sans nuage.

L’univers de LTK
J’ai commencé à travailler sur cet univers il y a à peu près quinze ans. Il a pris forme grâce à un vieux livre que j’avais et qui parlait des civilisations mythiques et/ou disparues. LTK s’inscrit dans un contexte proche du mythe et de l’épopée, où les thèmes de l’émancipation et de l’intégration dans la société sont très présents.