Je remontais comme chaque jour la colline de Sydenham depuis la gare, jusqu’à Baxter Field. La nuit tombait rapidement ; l’automne s’était installé. L’animation modérée des trottoirs contrastait avec l’embouteillage des travailleurs véhiculés regagnant leur domicile.

Je n’étais plus très loin ; j’avais perdu un peu de temps au Tesco Express : après une telle journée, une bière ne serait pas de trop.

Comme hier.

Et avant-hier.

Et le jour d’avant.

C’est à The Woodman Stop que je l’ai croisée : assise à l’arrêt de bus, impassible. Vêtue d’une simple robe rouge à carreaux blancs ; ses longs cheveux noirs nattés et jetés par-dessus son épaule ; chaussée de Kickers noires surlignées de chaussettes blanches à revers en dentelle. Un air concentré, imperturbable, assez inattendu pour une fillette.

– Que fais-tu ici à cette heure ?

– J’attends mon frère.

– Quel âge as-tu ? Neuf ans, peut-être dix ?

– J’attends mon frère.

– Tu n’as pas froid ?

– J’attends mon frère. 

La même réponse. Mécanique, automatique. Comme une vérité inévitable.

– Et quand est-ce qu’il va revenir, ton frère ?

Elle avait levé vers moi des yeux brillants.

– Bientôt.

Je haussai les épaules, poursuivis ma route.

Je n’aimais pas les enfants.

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Je sortis du Tesco, ma bière du soir en main. 

La température baissait de jour en jour.

À l’arrêt de bus, je constatai avec surprise que la fillette était toujours là.

– Encore en train d’attendre ton frère ?

– Il va bientôt revenir.

Les mêmes vêtements que la veille… Impossible ! Elle avait attendu tout ce temps ?

Un uniforme, peut-être ? Pas vraiment de saison…

Mais elle était soigneusement habillée et semblait manger à sa faim…

Et ce visage, si rigide…

J’eus pitié d’elle. Je lui tendis un gilet noir que je gardais toujours dans mon sac.

– Enfile ça. Il faut que tu te couvres si tu ne veux pas mourir de froid.

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Il faut vraiment que j’arrête d’acheter cette bière dégueulasse.

Peut-être que je devrais arrêter d’acheter de la bière tout court.

Trop tard… Je remontais déjà Kirkdale, poison pétillant en main.

Un bus me dépassa. Je le suivis du regard avec envie. Remonter à pied cette satanée colline, tous les soirs…

Mais le médecin était formel : faire plus d’exercice. En manque de temps, rentrer à pied était la seule option.

The Woodman Stop.

Encore elle.

Que faisait-elle avec ce tas de vêtements ?

Je la vis enfiler un premier gilet par-dessus celui que je lui avais remis la veille.

– Il faut que je me couvre si je ne veux pas mourir de froid.

Puis un deuxième.

– Il faut que je me couvre si je ne veux pas mourir de froid.

Une veste, cette fois.

– Il faut que je me couvre si je ne veux pas mourir de froid.

Encore une autre.

– Il faut que je me couvre si je ne veux pas mourir de froid.

La silhouette frêle disparaissait dans un énorme volume d’étoffes.

– Il faut que je me couvre si je ne veux pas mourir de froid.

– Il faut que je me couvre si je ne veux pas mourir de froid.

– Il faut que je me couvre si je ne veux pas mourir de froid…

———-

Sursaut.

Réveil.

Des traces humides sur mes joues.

Douche.

Oublier.

Je quitte mon pyjama, traverse le couloir. 

Ne pas regarder mon reflet dans la glace.

Ne pas voir la haute silhouette, les mollets charnus, les cuisses épaisses. Ne pas voir la masse du ventre, les fesses énormes, les seins lourds, les bras massifs. Ne pas voir les bourrelets, le double menton, les yeux vides.

Il faut que je me couvre si je ne veux pas mourir de froid.

Lire le textober de la veille : Jour 26 – Dark